“Je peux avoir mon ballon ?”

Dura lex ,sed Lex. On ne peut pas décemment décaler de plusieurs centimètres la mâchoire d’un môme de huit ans, même si ça fait la troisième fois qu’il agresse votre appendice nasal avec son ballon. Je tenterais bien un croche-patte mais je n’ai pas vraiment envie d’attirer l’attention sur moi : je suis là à titre de “moniteur de colo”.

On m’a collé de surveillance au parc Ueno durant les journées d’affluence. “Ça économisera votre jambe”, “Ça vous fera du bien après trois mois passés dans un lit d’hôpital.”, “Vous avez besoin de vous détendre.”.

Top la détente, en effet, au parc Ueno en plein mois de juin, où on compte plus de japonais par racine de cerisiers que de bacilles dans une piscine municipale.

“Monsieur, mon ballon…”

Mais c’est qu’il ne prend même plus l’air désolé, ce résidu de préservatif à étanchéité aléatoire !

“Tiens, je jurerais que j’ai pas entendu “Excusez-moi”, tête à claques.”

“Excusez-moi, tête à claques.”

La mère, qui semble enfin avoir remarqué que son fils discutait longuement avec le clodo vautré sur sa canne, s’approche pour s’enquérir du potentiel danger pour la chair de sa chair. Je restitue donc le ballon avec le sourire.

“ J’ai frôlé l’amputation nasale, Tout va bien, ôjo-san. Tiens, toi et dis bien à ta maman de surtout pas oublier sa pilule la prochaine fois.”

Elle court encore plus vite que son mioche, en le trimballant à bout de bras, il a de qui tenir ! Je me rallonge dans l’herbe, en gardant un œil en contrebas, sur l’immense fontaine. Un kappa y prend son bain de pied en matant les étudiantes en jupe, une poignée de mioches - difficile de dire s’ils sont tous humains - jouent à tremper leur fringues et à imbiber leurs baskets de flotte, un groupe de tanuki a improvisé un petit concert de taiko en se tapant frénétiquement sur le ventre, applaudis par quelques familles, qui ne se posent visiblement pas beaucoup de questions...Et je fais signe aux deux kitsune en train de cavaler entre les cerisiers que je les ai à l’œil. Ils me grognent après mais se tiennent à carreaux...Jusque là.

“C’est ma présence qui te fait régresser à ce point ?” S’enquiert ma soeur en reprenant son objectif à la main pour faire des zoom sur les branches qui nous surplombent, tournant lentement autour de l’arbre, au rythme des cliquetis de son appareil. “Je te signale que tu nous as sacrément gonflés avec ta balle, à son âge.”

“Tu crois qu’il va réussir à l’envoyer dans la gueule d’un kitsune, lui ? Je demande à voir.”

Je vais peut-être enfin pouvoir profiter du mètre d’herbe libre que je me suis aménagé, à quelques centimètres de ma soeur, qui zigzague entre les familles sans en heurter une seule.

“Tu veux aller où, ensuite, Hana ?”

Silence. Je penche la tête. Elle est passée de l’autre côté de l’arbre et je n’entends plus le cliquetis de l’appareil photo.

“Hana ?”

Alors que je me relève, je sens un mouvement d’air froid dans mon dos et jette un regard par-dessus mon épaule pour voir que le ciel s’assombrit au-dessus du parc. Je pivote et lève les yeux en même temps que plusieurs visiteurs. Les enfants pointent du doigt la masse noire en train de cacher le soleil.

“Des oiseaux !”

Sacrément gros pour des oiseaux...Ils volent en rang serrés, comme une escadrille, et leurs croassements commencent à couvrir les voix humaines. Ils découpent sur la fontaine et les cerisiers d’Ueno un triangle d’ombre presque parfait. La tête d’escadron amorce alors sa descente, et la forme s’incline, pique sur nous dans un roulement de tonnerre.

Des tengu. Et pas mes préférés : des karasu tengu, des corbeaux qui restent généralement dans leurs montagnes et s’amusent à perdre et à rendre fou les indésirables, plutôt que de se pointer en plein centre ville.

Lorsqu’ils se posent au sol dans un long mouvement glissant, toutes les familles se sont écartées, mues par un réflexe de survie élémentaire, agrippant les plus petits pour les tenir hors de portée. Aux abords de la fontaine, les kappa semblent s’être volatilisés et les tanuki ont cessé de se frapper le ventre, plissant le museau, méfiants.

C’est comme si un nuage noir avait crevé au-dessus du parc. C’est presque le cas : le tonnerre éclate dans le ciel qui vire au gris et des bourrasques de vent s’engouffre dans le sillage des tengu. Ils reprennent progressivement leur véritable forme, la peau noire, les bras recouverts de plume, tous vêtus de rouge, prenant appui sur leurs shakujô pour assurer leur station verticale, le temps de replier leurs ailes. Celui qui semble être le meneur doit mesurer pas loin de deux mètres et , détail qui me fait grimacer, ne porte pas de bâton mais un sabre, qu’il ne tient pas vraiment comme un simple objet de décoration.

Les promeneurs se sont immobilisés, certains commencent à reculer vers les sorties. Mais ils n’ont pas l’air d’intéresser les corbeaux, qui se sont réunis tout en haut du parc, près du musée et échangent des croassements. Le vent s’amplifie et le tonnerre se précise, ça sent mauvais.

“On dirait que voilà l’orage.” Souffle Hana, en restant à l’abri derrière moi.

“Un bulletin météo s’impose. Ne reste pas là.”

“Qu’est-ce que tu vas faire sur une seule jambe ? “

“Leur coller la valide où il faut s’ils me foutent la merde. Rentre, Hana, j’ai pas envie que tu expérimentes le coup de foudre. Un coma dans la famille, ça peut aller je pense.”

Je claudique entre les visiteurs qui refluent, distribuant au besoin quelques coups de canne pour leur faire accélérer le mouvement, remontant le courant jusqu’aux indésirables. Le leader a sorti son sabre et désigne le musée. J’accélère le pas mais mon genou me file aussitôt une décharge d’avertissement, m’obligeant à boiter. Je m’immobilise, cramponné à ma canne.

Tu vas faire quoi, Satoru, avec ta bite, ton couteau et ta patte à la ramasse ? Choper les tengu, des créatures qui manipulent le vent et la foudre, à coups de béquille ? Ça t’a pas suffit, les raclées de ces derniers mois ? Ton cœur, ta jambe ? Et pourquoi, lorsque je me dis ça, j’entends la voix de Gekkô, narquoise, qui me propose de me casser immédiatement les deux rotules, histoire de couper court à mes élans suicidaires ?

Non.

Ils sont trop nombreux, je peux pas y arriver seul. Et je vais pas lâcher mes élèves - celles qui me restent en tout cas - entre leurs griffes. Restant planqué derrière un énorme cerisier, je garde un œil sur eux et sors mon portable pour composer le numéro de Mariko. S’ils me reconnaissent, je serai le premier sur la liste... mon apparence de clodo m’a toujours garanti l’anonymat mais sait-on jamais.

“Inspectrice ? On a un problème à Ueno.”

“Kondo-san ? Vous ne devriez pas être en repos ?”

“Justement, j’essaie d’y rester. Bougez vos gars, on a des corbeaux pleins le parc, ils foncent droit sur le musée et j’aime pas franchement la gueule de leurs polaroïd.”

“Vous avez sécurisé l’extérieur ?”

“Bien sûr. Je suis en train de les encercler, ma canne et moi, on optimise nos positions. Il me FAUT une équipe, Mariko ! Ils sont armés !”

“Je fais le maximum, Kondo-san. Mais mes équipes sont dispersées, les rassembler à Ueno risque de demander du temps. Combien sont-ils ?”

“Une vingtaine. Et du temps, c’est exactement ce qui va manquer aux civils qui vont adorer voir débarquer des piafs humanoïdes armés de shakujô et de sabres au milieu des kimono de l’ère Heian. BOUGEZ-VOUS !!”

“Kondo...KONDO ! Cessez de crier, j’ai compris l’urgence. Mais où croyez-vous que sont mes équipes ? Cela fait des mois qu’elles pallient à votre absence, elles font ce qu’elles peuvent. Comptez une demi-heure. Je m’en occupe.”

J’entends, au téléphone, qu’elle est en train d’interpeller ses subordonnés et le claquement sec de son pas alors qu’elle se met à courir.

“Une demi-heure ! Vous tiendrez ?”

Les tengu sont entrés sous le porche du musée et leurs croassements se sont tus derrière la double porte vitrée. Il y a combien de visiteurs là-dedans ? Cinquante ? Cent ? J’inspire et sens, sous mes pieds, une vibration de très mauvaise augure. Un nouveau roulement de tonnerre ébranle le parc, suivi de près par un éclair, alors que le vent s’engouffre violemment sous l’arche du musée et fait voler la porte en éclats.

“Kondo ? Vous tiendrez ?”

“Grouillez.”

“Je fais le maximum.”

Le maximum, il se pourrait bien que ça ne suffise pas. Les tengu ne dévorent pas les humains et ne s’amusent que très rarement à jouer au Docteur Maboul avec eux mais ce sont des spécialistes de la manipulation mentale, la télépathie, la suggestion… Un “mauvais présage” pour citer les écrits anciens : guerre, désordre civil… Ça fait des années qu’ils nous ignorent, pour notre plus grand bien, qu’est-ce qui peut les intéresser dans ce fichu musée pour les exciter comme ça ? La seule chose que ces emplumés aiment , c’est de kidnapper les moines pour les humilier ou les rendre fous.

Je pose ma canne contre le mur du bâtiment et essaie de faire quelques étirements et quelques mouvements. Si jamais ça barde, va bien falloir que je me démerde avec ma bite et mon couteau…

Ma jambe plie brusquement et je m’étale, le genou brûlant de douleur, recroquevillé au sol. Le front posé contre les marches du musée, je respire à fond pour calmer la crise.  Je m'assois et masse mon articulation, dure comme du bois. Autour de moi, ça s’agite, les gens désignent l’entrée du musée, certains commencent à approcher et je dois m’interposer, branlant comme un arbre mort par temps de vent, en me plaçant au sommet des marches.

“L’entrée du musée est interdite pour raison de sécurité ! Les services de police arrivent, merci de dégager le périmètre !”

Réfléchis, réfléchis, vite et bien.

Quelles options de secours - celles auxquelles j’aime pas du tout penser - ai-je ? Il me faut des renforts, nombreux, organisés et qui fassent pas dans leurs frocs face aux tengu.

J’aime décidément pas y penser.

En voiture, Ueno est à combien de Shibuya ? Pour avoir déjà fait le trajet, une vingtaine de minutes, moins si on considère qu’on a pas besoin de la signalisation. Et imaginer des flics, même entraînés, face aux tengu, l’idée serait sans doute comique si ces emplumés avaient le sens de la mesure. Je bascule mon téléphone sur le répertoire et fais défiler les numéros. Bordel, je connais ce qu’il y a de plus gradé à Tokyo et c’est tout ce que je peux faire ? Attendre sur un pied que l’administration bouge son cul ? Le meilleur de la commission de sécurité, c’est laisser trente foutues minutes - autrement dit vingt-cinq de bonus - aux yôkai pour faire un massacre ?

Le parc s’est empli de brouhaha et le vent secoue les arbres violemment, me fait tanguer sur ma canne alors que je reste agrippé à mon téléphone.

“Murakami.”

“Jun, je suis dans la merde.”

“Décidément tu aimes la baignade, je croyais que t’en sortais.”

“J’ai vingt piafs qui sont en train de me faire une prise d’otage à Ueno et y’a pas un flic dispo. Je tiens pas sur mes jambes, j’ai même pas un putain de fuda sur moi,seul, je me donne pas deux minutes pour finir dans le catalogue du musée. J’ai besoin de renforts, de TES renforts. Maintenant.”

Silence. La voix de Jun devient plus basse, comme s’il chuchotait.

“Ça va te coûter un max.”

“Je m’en fous, radine-toi.”

“T’auras pas le temps de te retourner que je serai là.”

“C’est pas ce que tu fais, de toute façon ?”

“T’adores ça. Te fais pas buter.”

Je raccroche et expire lentement.

Le bilan va faire mal, quoi qu’il arrive.

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Partie 2

 

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