Je parle souvent de “personnes”, de “yôkai”, voire de clans mais toujours des entités “vivantes” et différenciables, des adversaires relativement tangibles.

 

Cette semaine, pourtant, ma cible n’est ni “qui”, ni “quoi” mais “où”.

 

Les lieux peuvent avoir leur vie propre et je vais pouvoir vérifier si je suis face à un de ceux-là très bientôt.

 

***

On m’a servi un café, que je ne bois pas, me contentant de le remuer pour donner le change...Ca fait bien la troisième fois que je dis que je n’en veux pas mais le secrétaire semble en faire une affaire d’honneur. Je suis assis devant une table en verre fumé, autour de laquelle trois personnes - une femme et deux hommes - discutent, semblant hésiter sur ce qu’il faut me dire.

 

“Surtout ne vous dérangez pas pour moi.”

 

Ils cessent de parler et me regardent alors que je leur souris.

 

“Ça tombe bien, j’ai tout mon temps. Vous avez besoin de mes services ou c’est encore en pourparlers ? Je peux revenir dans quelques mois, si vous préférez.”

 

La directrice, une femme entre deux âges au visage rond et lisse comme un ballon soupire et ouvre le dossier posé devant elle.

 

“Nous avons besoin de vos services. Nous ne sommes simplement pas d’accord sur les éléments dont vous pourriez avoir l'utilité.”

 

“Il y a un truc qui marche bien en général, c’est de demander à l’intéressé...Sauf si par “éléments dont je pourrais avoir l'utilité” vous entendez plutôt “choses à ne pas cacher”.”

 

Elle me fixe quelques secondes, hésitant manifestement entre l’amusement entendu et la contrariété et j’ajoute :

 

“Auquel cas je vous rassure. Je ne suis pas flic et je vous garantis une totale impunité si vous avez fait des conneries.”

 

L’homme de droite tique :

 

“Qui vous parle d’impunité, Kondo-sama ? En tant qu’entreprise, il y a des éléments privés qu’un intervenant extérieur n’a pas besoin de connaître. Nous n’avons rien à nous reprocher.”

 

“Marrant ça.” , je rétorque en posant mon gobelet sur la table avant de le soulever pour voir s’il laisse des traces “C’est exactement ce qu’on dit en premier quand on a quelque chose à se reprocher. Sinon, sur quoi porte-t-elle, cette affaire sans zones d’ombre mais sur laquelle il ne faut pas trop m’en dire ?”

 

La directrice me tend le dossier, où est étiqueté un nom écrit à la hâte.

 

“Takakanonuma...Greenland. Complexe immobilier ?”

 

“Parc d’attraction. Il se trouve dans la préfecture de Fukushima...ou plutôt se trouvait.”

 

J’humecte mon pouce et parcours rapidement le dossier. Il n’y a que des photos, d’un parc visiblement à l’abandon, bouffé par la rouille, où se détache la silhouette fantomatique d’une grande roue, à demi plongée dans le brouillard. Pas d’explications, pas de rapport, uniquement ça.

 

“C’est pas un dossier, ça, mais un album souvenir. ”

 

“Ces photos ont été prises il y a deux ans pour la plupart, six ans pour la plus ancienne et deux mois pour la plus récente.” Me précise le troisième homme en retirant ses lunettes pour nettoyer les verres “Les photographes sont chaque fois différents.”

 

“Joli travail mais je ne vois pas bien ce que je viens y faire...”

 

“C’est simple, Kondo-san. Takakanonuma Greenland a été détruit en 2006. Tout ce que vous avez sous les yeux a été pris après cette destruction.”

 

Je réexamine les photos. Les manèges sont dégradés et à l’abandon mais toujours debout, y compris l’entrée et les bâtiments.

 

“Votre société de démolition m’a pas l’air très au point.”

 

“Nous nous sommes rendus sur place. Il n’y a plus rien. Mais ces photographes assurent qu’ils ont visité le parc intact.”

 

“Ils vous ont monté un char pour se faire remarquer, ce sont sûrement d’anciennes photos...”

 

“Regardez ces deux là.”

 

La directrice place côte à côte deux photos du panneau du parc, où se trouve le plan.

 

“Le tag, en bas à droite.”

 

Il a été inscrit au marqueur “Sawada y était”. Rien sur la seconde, photo, en revanche.

 

“Sawada est la dernière personne à avoir pris ces photos. Ses fichiers ont été examinés et notre service informatique est formel : il n’y a pas de photomontage et la qualité de la photo prouve qu’elle a été prise il y a moins de deux ans.” M’assure la directrice.

 

“C’est devenu une sorte de jeu entre photographes amateurs.” Soupire son comparse “Non pas que la société Nihari voit un inconvénient à ce que Takakanonuma soit une source d’inspiration mais si l’une de ces personnes se blesse sur une attraction, nous serons tenus pour responsables, d’autant plus que nous avons annoncé que le parc a été rasé.”

 

Je suis perplexe, je dois dire. Sans être un pro de la photo, celles-ci ne m’ont pas l’air trafiquées...Et je ne vois pas le bénéfice que pourraient en tirer leurs auteurs si c’était le cas. Il y a moyen de se filer des sensations à moindre coût.

 

“La plus ancienne photo date de quand ?”

 

“Un an après la destruction du parc, elle a été prise par un étranger, un ressortissant britannique, un certain Edward. C’est celle-ci.”

 

On y voit l’entrée du parc, noyée de brouillard. Une fille se tient sur la photo, bras croisés, fixant l’objectif d’un air légèrement pincé.

 

“Cet Edward a prétendu à l’époque avoir fait le tour du parc mais n’en a rapporté que cette photo.”

 

“Et la fille ? Elle est entrée avec lui ?”

 

“C’est précisément l’aspect qui vous intéresse, Kondo-sama. Edward a assuré ne pas connaître cette jeune femme...Et ne l’avoir pas eue dans son champ lorsqu’il a pris la photo.”

 

Silence. Je masque un sourire. Ça ressemble à un mauvais scénario de film d’horreur, vu et revu, si ces trois clowns espèrent m’intriguer, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au cervelet.

 

“Où peut-on le trouver cet Edward ? Non, non ne me dites rien...Il a disparu ? Ainsi que tous les autres photographes qui ont pris ces clichés ?”

 

“Absolument pas. Nous avons leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Ceci dit, vous avez raison sur un point, nous avons perdu la trace d’Edward après son retour au Royaume-Uni...mais nous n’avions pas pris son témoignage très au sérieux et ne l’avons pas activement suivi.”

 

Décidément, c’a de furieux airs de légendes urbaines pour lycéenne, cette histoire...Je ne m’explique pas vraiment comment ces photos ont pu être prises mais je suis sceptique sur leur côté paranormal. Elles sont impressionnantes mais il n’y a rien de réellement étrange dessus, pas même cette fille, qui ne ressemble ni de près ni de loin à un fantôme. Et ça m’emmerde d’y aller, prodigieusement, le secteur d’Hobara est loin, je vais perdre plusieurs jours pour un foutu creepypasta. Je soupire.

 

“Quatre cent mille yens pour une journée, plus mes frais éventuels.”

 

Ils échangent un regard rapide.

 

“Vous n’êtes pas un agent du gouvernement ?”

 

“Vous êtes le gouvernement ? Quand on fait appel à moi dans le cadre d’une affaire privée, je deviens privé également.”

 

C’est une somme astronomique que je réclame pour un simple déplacement, avec ça, je pensais les avoir découragés. Loupé. La directrice me tend une liasse.

 

Ils me payent en liquide ?

 

Je plisse les yeux.

 

“Vous avez des choses à me dire, je crois.”

 

On ne paye pas ce genre de montant sous le manteau à un exorciste quand on a “rien à se reprocher”.

 

“Vous n’êtes pas intéressé ?”

 

“J’aime savoir dans quoi je patauge quand ce n’est pas ma fange, surtout.”

 

“Nous voulons mettre un terme à ces rumeurs. Elles circulent sur internet et entachent le nom de Nihari, cela fait trop longtemps que nous entendons parler de Takakanonuma Greenland. Allez sur place. Si le parc n’existe plus, vous pourrez l’affirmer et faire taire les thèses fantaisistes, s’il existe toujours, nous le ferons raser, pour de bon, cette fois-ci. Vous trouverez les adresses des photographes sur votre adresse mail. Le dernier, Sawada, habite non loin d’ici.”

 

Je fais claquer ma langue. C’est pas une réponse qui me satisfait vraiment, je trouve que je fais un peu trop office de “témoin de bonne foi” dans leur plan.

 

“Pourquoi le parc a-t-il fermé ?”

 

“C’était un gouffre financier et sa position géographique le rendait peu rentable. Les concepteurs ont manqué d’ambition et l’apparition de centres de loisirs mieux implantés lui ont été fatals.”

 

“Vie et mort d’un rêve, hein ?”

 

“Nous ne parlons pas de rêve, Kondo-san”, me reprend la directrice “Mais d’un investissement arrivé à son terme. Nous comptons sur vous pour y mettre un point final.”

 

“Ça tombe bien.”

 

Je me lève et cale le dossier sous mon bras avant de saluer l’amicale des requins en costume. En passant devant le secrétaire, debout devant la porte, je lui rends mon café - intact et presque froid.

 

“C’est pour ça qu’on me paye, les ponctuations terminales.”

 

***

 

Sawada, le photographe en herbe, n’était ni mourant, ni terrifié, ni choqué par son voyage à Hobara, au contraire. Il était ravi de m’en parler.

 

Il me tient la jambe depuis une heure et j’en ai marre, marre de marre. J’interromps son babillage - sans aucun rapport avec le parc :

 

“Pourrions-nous revenir sur vos photos, Sawada-san ? Je vois ici qu’elles se concentrent autour de l’entrée et la grande roue...Vous n’êtes pas allé plus profondément dans le parc ?”

 

Il se rembrunit légèrement, puis se remet à me sourire.

 

“Mon appareil m’a lâché.”

 

“Grillé ?”

 

“Non. Plus de batteries. Le truc bête, j’étais plutôt dégoûté. Mais bon, j’ai quand même terminé mon petit tour.”

 

“Et vous n’avez rien vu ?”

 

Il secoue la tête en rigolant.

 

“Ecoutez, Kondo-san, dans ce genre d’endroits il y a une ambiance assez unique qui peut porter un peu sur le système mais de là à voir des fantômes...Comme je vous ai dit, j’ai été rencardé sur l’emplacement de l’entrée par la précédente photographe, j’y suis allé.”

 

“Et le parc était là ?”

 

“Bien droit sur ses fondations. Bouffé par la rouille et envahi de végétation mais en l’état. La Nihari pipeaute tout le monde, ils n’ont jamais fait raser Takakanonuma Greenland.”

 

“Pour quelle raison, selon vous ?”

 

Il fait claquer ses doigts.

 

“Il leur a coûté assez cher. La nature dans ce coin-là fait le boulot plus sûrement qu’un démolisseur.”

 

“Hmmm...Une dernière question, Sawada-san...Est-ce que ce cliché vous évoque quelque chose ?”

 

Je sors du dossier la photo faite par Edward et lui désigne le modèle.

 

“Plus précisément cette fille ?”

 

“Hé ! C’est le premier cliché d’Edward ! La Nihari vous l’a donné ? Il est connu de tous les explorateurs urbains, celui-là. Et oui, je la connais, cette fille. Je l’ai croisée.”

 

Haussant un sourcil, je dévisage Sawada. Il se fout de moi ou quoi ? Il y a deux secondes, il m’assurait n’avoir rien vu d’anormal dans le parc. Il se lève et va fouiller dans sa bibliothèque avant de me ramener un album.

“Excusez-moi, je vis seul, c’est un peu le bazar. Voilà.”

 

Il me désigne une autre photo, de la grande roue cette fois-ci. La même fille pose devant...et toujours cet air pincé.

 

“Elle habite dans le coin. Et elle est bien vivante. Apparemment, elle aimait beaucoup le parc quand elle était gamine alors elle revient régulièrement. Croyez-moi, si on avait fait raser les lieux, elle aurait été la première à se manifester.”

 

“Son nom ?”

 

“Je le lui ai pas demandé. Manifestement, elle était pas très contente de me trouver là.”

 

Penché, j’examine la photo avec application. Il y a quelque chose de bizarre...C’est vrai que la fille est bien tangible, elle semble prise par surprise et regarde vers l’objectif, l’air contrarié. Je rapproche davantage mon visage. Pister les détails plus que les choses évidentes...cette fille n’est pas l’élément dérangeant...

Mes yeux remontent sur la grande roue. Et là...

 

“C’est un reflet, ici ?”

 

Je lui indique l’une des cabines où une tache plus claire est visible. Il me reprend l’album des mains et plisse les lèvres.

 

“Sans doute. J’avais le soleil en face.”

 

Penché, je reste fixé sur cette tache. Plus que la fille, c’est elle qui me dérange...Et plus qu’elle, ce que me raconte Sawada depuis le début, j’ai déjà quatre fausses notes.

 

“Vous faites de la photo depuis longtemps ? De lieux abandonnées, surtout ?”

 

“C’a été mon hobby pendant quelques temps mais je passe un peu à autre chose, maintenant. Je suis d’humeur assez changeante. Dites, vous êtes détective privé ?”

 

“Non. Exorciste.”

 

Il laisse échapper un rire bref. Mais c’est qu’il deviendrait vexant, ce con.

 

 

“Un exorciste ? Un vrai ?”

“Non. Un faux, pour aller faire payer l’entrée du parc aux fantômes de Takakanonuma Greenland. Depuis le temps qu’ils profitent des attractions, faudrait voir à allonger la monnaie.”, je rétorque” Je vous emprunte votre album, si vous le permettez. Vous n’avez pas donné ces clichés là à Nihari ?”

 

“Ils ne pouvaient pas m’y obliger. J’aime pas qu’on essaie de m’intimider. Sérieusement, Kondo-san, des fantômes ?”

 

Mes yeux ne quittent pas la petite tache claire de la cabine, sur la photo.

 

“Ou autre chose...”

 

Je peux me tromper - mais moi j’y vois une silhouette assise.

 

“Quelque chose...”

 

A SUIVRE...

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Au passage un petit nouveau dans la section "fanart", je remercie Shalimar, que le post de la semaine dernière a apparemment inspiré !

 

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