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Je suis susceptible.

 

Oui, avec le lot d'amabilités que je me prends régulièrement de la part de mes congénères ou des yôkai, l'affirmation peut prêter à sourire mais mon amour-propre a quelques points faibles, dont un qu'il ne faut jamais aller titiller.

 

J'ai nommé le kyûdô.

 

Il faut savoir qu'en tant qu'onmyôji, je maîtrise plusieurs arts martiaux – certes pas au niveau des grands champions puisque ce n'est pas mon activité principale mais suffisamment pour me défendre, à minima.

 

Je sais donc me battre à mains nues ou au sabre et théoriquement avec un arc. Le dernier point est du domaine du très théorique, voire de l'hypothétique : je ne suis pas franchement doué au tir à l'arc, malgré l'insistance de mon père et je conserve de mes entraînements des souvenirs très humiliants. Depuis, j'ai à peu près stabilisé mon niveau mais c'est un sport que j'évite au maximum. Je veux bien passer pour un con si c'est pour la bonne cause mais il y a des limites.

 

Malheureusement, certains yôkai sont plus faciles à dézinguer de cette manière, voire impossibles à avoir autrement…Ce qui est le cas de celle que je dois retrouver.

 

Amis lecteurs, nous avons une jorôgumo à Tokyo ou si vous préférez : une majestueuse dame araignée, comme aime à l'appeler la commission de sécurité.

 

Et je viens de me faire recaler comme un débutant par cette même commission. On a dû m'entendre gueuler jusqu'à Yokohama, les ronds-de-cuir en ont encore les oreilles qui tintent.

 

***

 

"Vous confirmez ?"

 

Je m'accroupis et examine les draps de lit, où grouillent des dizaines de microscopiques araignées.

 

"Difficile d'infirmer…Un love-hôtel, des araignées plein les draps et un cadavre…"

 

Je tourne la tête vers le corps, qui s'apparente davantage à une momie mais laisse malgré tout voir une blessure nette au cou.

 

"…Sec comme un corn-flakes. C'est une de ces putes à huit pattes, qui s'est offert un sacrée gueuleton."

 

Me redressant, j'attrape une des araignées sur le bout des doigts.

 

"Et c'est pas elles qui vont nous dire où leur patronne est partie. Ce qui est sûr, c'est qu'on va retrouver des macchabées comme celui-ci dans les jours qui viennent ou des disparus, si ce n'est pas déjà le cas."

 

Le président de la commission nationale de sécurité publique – le type à qui je suis supposé remettre les rapports que j'oublie d'écrire – grimace. S'il s'est déplacé, c'est que le mort est un peu trop important pour le pays.

 

"Elle choisit ses victimes sur quelles critères ?"

 

"Généralement jeunes, fiancés ou mariés de préférence."

 

"Pourquoi fiancés ?"

 

"Parce qu'il est plus simple de se faire passer pour leur moitié que de les inciter à l'adultère."

 

L'araignée court le long de ma main et je la saisis entre le pouce et l'index avant de l'écraser, l'air sombre.

 

"Il va falloir la débusquer, déjà…Et ensuite lui faire son affaire. Et pour ça, ce sera à l'arc, vu la vivacité de la bestiole."

 

"Vous ne pourriez pas l'immobiliser ?"

 

"Impossible. Elle est beaucoup plus vive que moi, que n'importe quel humain : il faut de la longue portée. Même un sabre serait inefficace."

 

Le président soupire et retourne s'entretenir avec quelques-uns de ces homologues, dont un représentant du cabinet ministériel pendant que j'examine le cadavre pour trouver des indices sur cette dame araignée…Pas de traces de vernis à ongles sur la victime, pas de rouge à lèvres non plus, ni de parfum. Visiblement c'est effectivement une "majestueuse dame", assez maligne pour ne laisser aucune trace.

 

Aucune…

 

Je me couche au sol et vérifie qu'il n'y a rien sous le lit, tâtonnant sur la moquette, trouvant le pantalon, les chaussures de la victime…jusqu'à ce que mes doigts rencontrent une petite chose légèrement poisseuse.

 

Pas si maline, en définitive…Ou trop gourmande, en tout cas. J'extirpe ma trouvaille, une sorte de coque de scarabée. Le président s'approche de moi.

 

"Vous avez trouvé quelque chose ?"

 

"On peut le dire. Vous en voulez un morceau ?" Je m'enquiers en lui mettant la carapace sous le nez, le faisant reculer.

 

"Kondo-san, ce n'est pas le moment. Votre humour…"

 

"Ce n'est pas de l'humour."

 

Je passe mon doigt sur la carapace et y glisse un coup de langue.

 

"Ce truc est confit."

 

"Confit ?"

 

"Oui, confit dans le sucre. C'est une friandise, spécial yôkai et pas destinée à n'importe quel yôkai, il y en a peu à part les araignées pour s'offrir ce genre de gourmandises…"

 

"…et peu également qui les leur vendent." Complète-t-il.

 

"Vous êtes futé. Vous avez jamais envisagé un poste à responsabilité ? Vous rendriez de grands services au pays."

 

Il hausse les épaules – il a l'habitude avec moi – et fait signe aux hommes de la brigade qu'ils peuvent emporter le corps.

 

"Kondo-san, je vous charge de nous fournir la principale adresse de cette jorôgumo et au plus vite."

 

"Pourquoi, vous comptez lui envoyer un avis d'expulsion ?"

 

"Non, une personne compétente pour l'éliminer."

 

Il a l'habitude et, en matière de pique, n'est gère plus avare que moi. J'ai dû changer de couleur car il ajoute :

 

"Nous avons déjà quelqu'un, un as du tir à l'arc, nous allons vous donner son contact afin que vous lui expliquiez les modalités de cette mission. Ho et vous vous occuperez de ses flèches, également." Me précise-t-il avant de tourner les talons.

 

"C'est une blague ? Vous me dessaisissez de l'affaire ?"

 

"Absolument pas. Vous la gérerez simplement en arrière-plan."

 

"Est-ce que j'ai une gueule de gratte-papier ? Je suis l'onmyôji affilié à la sécurité du territoire, vous n'avez pas à me dégager ! Je suis le seul compétent pour prendre en charge ce genre de dossier !"

 

"Pas totalement. C'est d'un archer dont nous avons besoin et vous n'êtes pas qualifié."

 

Mon amour-propre - déjà en train de se faire les griffes en trépignant à l'idée de provoquer un feu d'artifice de mauvaise foi et de dignité offensée et vulgaire – a reçu carte blanche à cet instant précis. Je vous épargne les détails, vous connaissez déjà mon langage habituel, imaginez quand je me vexe. Le président est resté stoïque et à la fin de mon exercice de style argotique, m'a simplement informé qu'il "prenait note de mes réclamations" et qu'on me "donnerait l'adresse du contact" avant de me souhaiter une bonne journée et de me planter là.

 

***

 

L'adresse était un dojo de kyûdô en banlieue. Inutile de dire que je n'y allais pas pour récupérer mon tireur mais pour le dissuader d'aller risquer sa peau dans un métier qui n'était pas le sien. Je ne comprends même pas comment on peut être assez irresponsable pour balancer un simple sportif devant une dame araignée déchaînée.

 

Une jeune fille – dix-sept ou dix-huit ans peut-être – attend dans le jardin et je l'aborde pour lui demander la salle d'entraînement, qu'elle me désigne au fond du couloir.

 

Il y a quelques archers, effectivement mais à en juger par leurs tirs, ils ont à peine un meilleur niveau que moi.

 

"Excusez-moi…Messieurs ? Lequel d'entre vous est…Kiyoshi Okamoto ?"

 

Ils échangent un regard rapide et haussent les épaules. Allons-bon, ne me dites pas qu'en plus notre as de la flèche m'a posé un lapin ?

 

"Est-ce que l'un d'entre vous pourrait au moins me dire où il est ?"

 

"Cessez de les déconcentrer." Fait une petite voix aigre dans mon dos. La gamine de l'accueil m'a emboîté le pas et un doute affreux me saisit alors que je constate qu'elle tient un arc à la main.

 

"C'est vous, Okamoto ? Le tireur d'élite ?"

 

Elle rosit et pose une main sur sa bouche.

 

"Ils…Ils ont dit ça ? "D'élite" ?"

 

Putain, c'est pas vrai…Une môme…C'est une môme, qui doit peser quarante kilos avec son arc et son stock de flèches. Je me frotte les yeux avec un soupir las avant de la fixer :

 

"On va parler tous les deux."

 

"Vous êtes Kondo-sama ?"

 

"Lui-même. Posez tout votre bordel."

 

"Pourquoi ?"

 

"Parce que pour discuter avec moi, vous n'aurez pas besoin d'armes. Envie, c'est une autre histoire." Je rétorque en la poussant hors de la salle, jusqu'à l'extérieur, où elle s'assoit sur un des bancs.

 

"On m'a dit que vous deviez me briefer."

 

Mais oui, bien sûr.

 

"Alors ça va être court : je ne vous formerai pas sur cette mission."

 

J'ai croisé les bras et la fixe, critique. Aussitôt, elle proteste…Bien sûr, ce n'est pas si simple, il fallait que ce soit une chieuse.

 

"On peut savoir pourquoi ?"

 

"Pourquoi ? Je vais vous dire, pourquoi."

 

Sortant un fuda de ma poche, j'appelle un shiki, sous une forme d'énorme félin masqué, qui s'approche d'elle en sifflant et que j'arrête en claquant des doigts. Elle reste tétanisée, frappée de stupeur sur son banc, tandis que je lui indique la créature.

 

"Il est impressionnant, n'est-ce pas ? Mais complètement inoffensif dans la mesure où il s'agit d'une simple extension de mon esprit. Imaginez ce qu'il pourrait vous faire si ce n'était pas le cas…"

 

Je place mon bras au-dessus d'elle, prenant appui sur un des piliers derrière le banc et rapproche mon visage.

 

"Imaginez que ce qu'on vous envoie affronter est deux fois plus gros, deux fois plus dangereux et totalement hors de contrôle."

 

Déglutissant, elle soutient mon regard.

 

"Je sais très bien tirer…Je peux tuer cette dame araignée."

 

J'éclate de rire et me redresse avant de gratter la tête de mon shiki.

 

"Vous ? Je doute pas que vous soyez bonne pour transpercer les cibles en paille ou les ronds de papier mais là on parle d'un truc qui bouge et pourrait vous arracher la tête avant même que vous ne tentiez de lui coller une de vos épingles dans le caisson ! Regardez-vous, merde, vous êtes une gamine ! Elle vous tuera sans mal."

 

En général, je ne suis pas trop mauvais pour filer les chocottes aux gens, à fortiori en leur collant mon shiki sous le nez. Mais comme je le disais, je suis tombé sur une chieuse. Elle se lève lentement, le dos très droit et contemple mon shiki.

 

"Je comprends."

 

"Heureux de l'entendre."

 

"Je vous autorise donc à m'accompagner."

 

Je me suis figé et mes yeux s'étrécissent tandis que mon shiki se remet à émettre son sifflement menaçant.

 

"Vous…m'autorisez ?"

 

"Oui, la commission ne voulait pas que vous veniez je vais leur faire savoir que je veux être accompagnée par quelqu'un qui connaît le terrain." Me répond-t-elle en souriant "Avec vous pour me guider, ça ne posera aucun problème !"

 

"Faux. On a déjà un problème, là."

 

Je la repousse sur son banc, la faisant rasseoir brutalement.

 

"Je ne vous veux pas dans mes pattes. Votre autorisation, votre ordre de mission,  essayez-donc de vous les mettre en pendentif pour m'impressionner parce que je ne vous laisserai pas m'accompagner."

 

Elle serre lentement les poings et je me fends d'un sourire narquois.

 

"Je vous fais peur ? Patience, ça fait que commencer. Parce que je n'hésiterai pas à coller une solide paire de claques sur votre joli minois de lycéenne modèle si ça peut vous convaincre de rester à votre place qui n'est pas, je le répète, devant un yôkai."

 

"Ils m'ont prévenue que vous alliez me décourager. Mais je le ferai."

 

Elle me brandit son téléphone portable sous le nez.

 

"Et…Et si vous continuez j'appelle le président pour lui dire que vous essayez de m'intimider !!"

 

Je fronce le nez et dissipe mon shiki.

 

"Chieuse et rapporteuse en prime…On verra si tu es aussi bravache une fois nez-à-nez avec une araignée de trois mètres, Okamoto."

 

"Je…vais vous surprendre."

 

Je me remets à rire et me dirige vers la salle d'entraînement.

 

"Je crois pas, non. Allez, on va faire quelques tirs. Et n'oublie pas ton joujou et des épingles, prends-en un pour moi aussi, un Namisun devrait convenir."

 

"Prenez-le vous-même. Le responsable du club vous en donnera un." Me réplique-t-elle avant de se lever et de me devancer sans me jeter un regard.

 

Toi, attends un peu d'être sur le terrain, on a pas fini de rire…Moi, surtout.

 

A suivre, donc.

 

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Source de l'image : http://www.flickr.com/photos/janekm/211123230/

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