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Soit, c'est un adage plutôt difficile à placer dans une conversation.

 

Je ne vous écris pas depuis mon appartement aujourd'hui, j'ai été empêché, le début de la semaine m'a valu une pause indésirable (rien de grave, j'ai juste frôlé l'infarctus).


Vous vous souvenez peut-être de Gekkô ( sinon, une petite piqûre de rappel), le kyûbi qui a la fâcheuse tendance de noter mon planning à côté du sien. Comme c'est un fouteur de merde polyvalent, il ne se contente pas de provoquer les ennuis, il m'en attire aussi parfois. Et dans ce domaine, je me débrouille déjà très bien tout seul.

 

En fait, il adore me voir me débattre dans les cas de conscience et se sent de fait obligé de me mettre le nez sur les quelques affaires qui traînent et auraient échappé à la vigilance de mon estimé employeur (comprendre : dont le gouvernement japonais n'a rien à cirer).

****

"Le café n'est pas bon ?"

"C'est la vue qui me coupe l'appétit."

Je trouve rarement le temps de faire un vrai repas, le seul que j'essaie de ne pas sauter étant le petit déjeuner, tôt le matin : j'aime boire du bout des lèvres un café brûlant en regardant le ciel hésiter encore sur sa teinte diurne et en cette saison, c'est le seul moment de la journée où la température est tolérable en extérieur.

Ne me demandez pas comment ce cafard de Gekkô a bien pu me suivre jusqu'à ce minuscule café en banlieue, je le soupçonne d'avoir noté l'adresse comme une de mes pauses quotidiennes. Il est tranquillement venu s'asseoir en face de moi avant de commander un thé, sans me quitter des yeux.

"Tu attends que j'ai fini pour qu'on se mette sur la gueule ?"

"Je n'allais pas t'attaquer au saut du lit, voyons..."

Je passerais sur le fait qu'avec les cernes qui m'auréolent les yeux, il est évident que je ne l'ai pas vu depuis un petit moment, mon lit. Et qu'il est par conséquent en train de se foutre de moi. Lentement, il passe sa langue sur les lèvres alors que je lui décoche un regard entre mépris et lassitude.

"On ne se voit guère en ce moment. Tu m'évites, Satoru-chan."

"Je ne passe pas mes journées une main dans le nez, l'autre dans le pantalon, surtout. Si tu n'as rien d'autre à me dire, ôte tes poils de mon champ de vision et ton odeur de charognard de mon café. Ça fait presque six heures que j'ai rien bouffé, j'apprécierais de pouvoir faire un repas dans le calme."

"Moi qui venait te proposer du travail..."

Oui, je sais. Un kyûbi qui rencarde un onmyôji, c'est comme voir un dealer détailler à un flic la qualité de sa poudre. La logique de Gekkô m'échappe, échappe aux autres, peut-être à lui-même, aussi. Il se lève et sans crier gare, se colle à moi avant de m'attraper le visage pour me le tourner de force en direction de la rue.

"Observe bien."

Ça n'a pas l'air mais sa force est en moyenne trois fois supérieure à la mienne, encore que sa forme humaine l'affaiblisse modérément, j'ai donc l'impression qu'on m'a refermé un étau autour du menton et que mes cervicales sont en train de faire du contortionisme.

"Tu va me démettre quelque chose." Je le préviens quand même, la bouche à moitié coincée entre ses griffes.

"Navré."

Il me relâche en haussant les épaules :

"On n'a pas idée d'être aussi fragile, Satoru-chan. On ne peut pas plaisanter avec toi."

"Attends que je remette mes cervicales dans le bon ordre, on va rire, je te le promets."

"Chut ! Il est là !"

Toujours avec sa douceur naturelle, il me plaque une main sur la bouche et pointe l'autre sur le trottoir opposé avec l'air surexcité du môme qui vient montrer son premier dessin à ses parents. Ça pourrait être drôle si ça ne venait pas d'un yôkai que j'ai surpris en train de dépecer sa secrétaire, en fait.

Pour un observateur quelconque, l'homme qui est en train d'attendre de l'autre côté de la rue a le profil du salarié japonais anonyme : costume-cravate gris, calvitie naissante, visage fermé, serviette serrée contre le torse et clé de voiture à la main. L'expérience m'a appris que c'est typiquement ce genre d'individu "à la chaîne" qui a le plus de choses à cacher, une réalité connue de tout le monde, mais souvent niée dans les faits.

Et plus que mon expérience, mon don me permet de voir qu'il est suivi. Et pas par quelque chose de vivant. Ni de pacifique à en juger par le sifflement que la fille, tête baissée, émet en traînant des pieds sur le trottoir. L'homme resserre les doigts sur sa serviette et inspire, la nuque raide. Il la devine, sans pouvoir la voir, il sent son pouls qui s'accélère, cette intuition qui lui dit que quelque chose d'affreux le guette sans qu'il ose se retourner.

"Ne bougez pas !!!"

Gekkô me laisse me lever et je bondis pratiquement de ma chaise, traversant la rue au pas de course.

"NE LA REGARDEZ PAS !!!"

Il s'est figé et je me place in extremis entre lui et le fantôme, à la seconde même où elle relève la tête, dardant sur moi un œil injecté entre ses cheveux filasses. Sa bouche forme une espèce de...croix, une crevasse dans son visage gris. Elle siffle encore et je sens mon cœur qui bondit. Chancelant, je pose une main sur ma poitrine et incante, le souffle court alors que tous mes muscles s'engourdissent. J'ai agi dans la précipitation, exactement ce qu'il ne faut pas faire avec un esprit revanchard. Mais on ne choisit pas toujours comment se goupillent les situations, surtout quand elles ont été mises en place par un kyûbi.

Je tombe à genoux, incapable de rester stable sur mes jambes. Au-dessus de moi, la fille vomit une espèce de mélasse noire et je recule d'un bond pour ne pas me faire doucher, bousculant l'homme derrière moi.

"Restez...pas là !"

N'arrête surtout pas d'incanter, même si ça doit te coûter le souffle qui te reste, si tu rates la moindre syllabe, ton cœur éclate. Interrompre la malédiction de ce genre de fantôme, c'est le jeu de la corde : celui qui déséquilibre l'autre en premier gagne.

Et elle tire fort, putain.

Je halète, la poitrine douloureuse, les dents serrées. Arrêt cardiaque à 22 ans , je connais un légiste qui va rigoler pour rédiger le rapport. Me redressant très lentement je concentre toute ma puissance pour parvenir à fermer les yeux. Oui, ça paraît idiot mais il ne faut jamais croiser le regard des esprits belliqueux, sinon vous partez avec un sérieux handicap. Seulement, je n'ai pas eu les bons réflexes. Mes paupières refusent de se baisser et l'iris noir posé sur moi, point central d'une rosace de veines enflées dans un oeil grisâtre m'empêche de lutter efficacement.

Malgré tout, je perçois du mouvement, j'entends un pas de course : le type à l'attaché case n'a pas demandé son reste et le fantôme paraît trop concentré sur moi pour lui emboîter le pas. Le plus con c'est qu'une fois qu'elle en aura fini avec moi, elle s'occupera de lui.

"C'est du travail bâclé, Satoru-chan."

Alors que je me sens décliner, deux mains m'attrapent fermement aux épaules et je devine le contact de la fourrure contre ma joue. Gekkô.

Il se met à rire et me cache les yeux alors que je m'évanouis, suffoquant. Ce connard va m'entendre à mon réveil.

***

J'écris donc depuis l'appartement de Gekkô, où il m'a traîné et jeté entre les griffes d'un médecin pendant plus d'une heure. Hormis un petite fatigue et une anémie qui justifie que je sois parti dans les pommes (Ben tiens), je suis en bonne santé, c'est tout juste s'il ne m'a pas examiné les dents et tamponné un document attestant de mon pedigree.

Quant à Gekkô, il s'est sagement esquivé avant que je sois totalement réveillé. Il m'a toutefois épinglé sur le manteau un mot, que je vous reproduis ici in extenso :

Satoru-chan,

L'homme que je t'ai montré ce matin travaille pour moi et a comme tu peux le voir quelques petits problèmes avec un fantôme rancunier. J'ai de bonnes raisons de penser qu'il a tué cette jeune fille et je voudrais que tu te penches un peu sur son cas - sans que je doive intervenir. Je suis très occupé et tu es grand, tu devrais y arriver tout seul. Je lui avais donné rendez-vous ce matin devant le café pour que tu puisses juger de l'urgence de la situation.


Le client s'appelle Natsui Kikomura, il habite Kokubunji avec sa femme et son fils.

PS : Ne casse rien s'il te plaît, ton salaire ne couvrirait pas les réparations. Tu es mignon quand tu dors.


Ce qui m'intrigue dans ce cas précis c'est qu'il s'imagine que je vais prendre la défense d'un tueur d'enfants. Ceci dit, c'est précisément parce que c'est étrange que je vais m'y intéresser et que Gekkô m'a mis le nez dessus ce matin. Le médecin m'a imposé une journée de repos, il est bien aimable mais avec la perspective d'une famille qui risque de finir à la morgue, quelque part en banlieue ouest, je crois qu'il rêve. J'ai juste pris une heure pour écrire et laisser mon coeur reprendre un rythme à peu près naturel.

Donc je vous laisse, j'y vais, je règle ça vite fait.

Ca me laissera le temps de résoudre un dilemme : dois-je jeter Gekkô par la baie vitrée de son bureau ou me contenter de l'arroser d'essence avant de lui proposer du feu ?

En tout cas ça demande réflexion.

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